L'Incinérateur de cadavres de Juraj Herz : Tout feu tout flegme
Le Printemps de Prague, en 1968, a ouvert une brèche dans la chape de plomb que le régime communiste faisait peser sur la Tchécoslovaquie. Une bouffée d'air, vite confisquée par les chars russes, qui a permis la naissance d'au moins deux chefs d'œuvres du cinéma tchèque : Au feu les pompiers ! de Milos Forman et L'Incinérateur de cadavres de Juraj Herz. Hasard de l'agenda cinéma ou concurrence de distributeurs en forme de clin d'œil, les deux films ressortent ce mercredi 20 novembre en salles. Beaucoup moins connu que son confrère Forman, qui a trouvé la gloire aux États-Unis, Juraj Herz a marqué des générations de cinéphiles avec son trip symbolique dans le cerveau d'un apprenti génocidaire.
Kopfrkingl, responsable bonhomme d'un crématorium, irradie de bonheur. Il est entouré d'une femme merveilleuse, de deux enfants magnifiques et s’épanouit dans sa profession. Une affaire en or qui promet de grossir encore depuis que l'affable croque-mort a eu l'idée de s'associer avec un pâtissier. Contre une commission, celui-ci propose des contrats de crémation, entre deux choux à la crème.
L'absurde de ce contrat n'est que la première bizarrerie du film de Juraj Herz, véritable chef d'œuvre dont le récit est aussi noir que son humour. Alors que le tout jeune régime nazi bouscule ses premiers voisins, au nom de son « espace vital », un ancien frère d'armes de Kopfrkingl, avec lequel il a fait la première guerre mondiale dans l'armée austro-hongroise, le persuade qu'il possède des origines germanique et qu'il doit par conséquent contribuer au redressement de la nation allemande. Progressivement dévoré par cette idée, le bon Kopfrkingl sombre peu à peu dans la folie.
Interdit après seulement quelques semaines d'exploitation, L'Incinérateur de cadavres est un cauchemar qui fascine autant qu'il inquiète par son alliage de noirceur, de beauté et d'humour. Le visage rond et patelin de Kopfrkingl, béat de félicité, est de tous les plans, filmé sous toutes les coutures, jusqu'à effleurer ses pores. Ses manières affables et caressantes font jouer une petite musique qui installe d'abord un climat de terreur doucereux, avant d’accélérer vers l'horreur la plus totale.
L'absurde des situations, les dialogues glaçants, l'alternance entre plans d'ensemble dans des décors irréels et poisseux et cadres serrés sur des visages hallucinés, tout concourt à faire du film une plongée vertigineuse dans une psyché que l'on devine malade dès les premiers instants. La joie qu'éprouve Kopfrkingl au travail constitue un funeste indice, comme si le grain de folie était déjà semé et attendait une météo favorable pour s'épanouir. Il la trouve dans des temps troublés par l'avènement du nazisme. La face ravie de ce fonctionnaire, sa minutie et son zèle annoncent la bureaucratie médiocre de la Solution Finale.
Le montage, époustouflant, subit accélérations et ellipses délirantes pour permettre des associations qui racontent la corruption morale d'un homme. L'ouverture du film, où les images d'animaux en cage se mélangent à celles des détails du visage de Kopfrkingl illustrent l'animalité prête à se déchaîner. Aussi équivoque, l'ambiguïté des dialogues dans le bordel que commence à fréquenter Kopfrkingl, favorisée par les coupes franches, entraîne la confusion entre sa femme, sa fille et les prostituées.
Lors de la présentation de son film à travers l'Europe, Juraj Herz s'amusait de la diversité des réactions provoquées : le public était hilare en Slovaquie et aux Pays-Bas tandis que les Italiens sortaient scandalisés. Ce voyage guilleret aux confins de l'horreur et de l'absurde ne laisse en tout aucun spectateur indifférent, qu'il soit sidéré par la forme ou saisi par la cruauté de son humour. À (re)voir absolument.
L'Incinérateur de cadavres de Juraj Herz, en salles ( reprise) depuis le 20 novembre 2019